Qui est le pilote face au danger ?

Le rôle du dirigeant est de tenir la barre, surtout dans la tempête. Mais face à une menace trop complexe ou trop massive, son système instinctif de survie (fight / flight / freeze / fawn) peut prendre le dessus. Apprenez à reconnaître ces réflexes et à piloter votre stratégie avec discernement, même sous stress.

Pauline Noack Fraissignes

11/10/20254 min read

Photo de Vitaly Gariev (Unsplash)
Photo de Vitaly Gariev (Unsplash)

Chaque jour, il faut trancher, arbitrer, avancer dans l’incertitude.

Mais quand la complexité dépasse tous les repères habituels (économie instable + tensions internes + menaces externes + fatigue accumulée) notre système de survie peut prendre le contrôle.

Ce n’est plus la raison qui est aux commandes, mais une mécanique biologique archaïque.

Le corps se met en alerte, le cerveau réduit le champ de vision, des émotions nous envahissent. Les effets de cette bascule se voient vite : décisions hâtives ou incohérentes, agressivité, renoncement inexplicable, dépression.

La théorie derrière le phénomène

Le modèle est bien connu des neuroscientifiques : le cerveau humain réagit à la menace par quatre réponses de survie : fight (= mettre toutes ses forces dans la bataille), flight (= s'enfuir à toutes jambes), freeze (= faire le mort, quand les 2 premiers sont impossibles), parfois complété de fawn (= se soumettre ou chercher à plaire).*

Ces réponses sont automatiques, non conscientes, et se déclenchent quand le système nerveux primitif perçoit un danger imminent. Le cortex préfrontal (siège du discernement, de la vision d’ensemble, de la créativité) se déconnecte au profit du cerveau limbique.

Chez le dirigeant, le danger imminent peut être la faillite, la perte d’influence, le conflit, le regard désapprobateur de ses pairs, la honte...

Son comportement change :

  • Fight : surcontrôle, agressivité, besoin de tout maîtriser.

  • Flight : agitation, besoin de mouvement, décisions précipitées.

  • Freeze : immobilisme, incapacité à décider, sidération.

  • Fawn : recherche d’approbation, évitement des conflits.

Ces réflexes court-circuitent sa pensée stratégique.

Trois modes de « pilotage face au danger »

A. La sidération stratégique

Quand la menace paraît trop grande, certains dirigeants se replient sur eux-mêmes. Ils espèrent que la tempête passera d’elle-même.
Les réunions se multiplient, les sujets s’enlisent, les décisions sont repoussées.

La confiance s’effrite. Les équipes perçoivent l’absence de cap, la démobilisation gagne. L’entreprise se fige à son tour, faute de direction explicite.

Questions pour le dirigeant :

  • Quelles décisions importantes ai-je repoussées depuis plusieurs semaines ?

  • Est-ce par stratégie… ou par peur de mal faire ?

  • Qu’est-ce que je redoute réellement si je tranche ?

A tester :

  • Fixer une deadline symbolique : « Je décide avant vendredi midi, quoi qu’il arrive. »

  • Se faire épauler par un tiers (coach, pair) pour clarifier le risque réel.

  • Se mettre à l'écoute de ses sensations corporelles : respiration, marche, mise en mouvement.

B. L’agitation déguisée

D’autres dirigeants réagissent à la menace en accélérant. Tout changer, dans la précipitation, devient une manière d’éviter la peur. On réorganise, on change de cap, on lance de nouveaux projets… sans stratégie claire.

Cette fuite en avant donne l’illusion du mouvement, mais elle épuise.
Les collaborateurs perdent confiance, les partenaires doutent. L’entreprise dépense son énergie à compenser les revirements.

Questions pour le dirigeant :

  • Qu’est-ce que j’essaie d’éviter en m'agitant autant ?

  • Est-ce que mes décisions sont cohérentes entre elles ?

  • Que se passerait-il si je m’autorisais à ne rien changer… pendant une semaine ?

A tester :

  • Prendre une pause de discernement : 48h sans décision majeure.

  • Créer un espace de contre-pouvoir en autorisant un collaborateur de confiance à dire « stop ».

  • Lâcher prise (imaginer que la décision a échoué, et lister les causes et les effets).

C. Le déni lucide

Enfin, certains dirigeants réagissent à la menace par un surcroît de maîtrise.
Ils contrôlent, rassurent, minimisent. Ils veulent donner l’image du capitaine solide, coûte que coûte.
Mais derrière le calme apparent, c’est souvent le déni qui s’installe. Refus de regarder les chiffres, de remettre en question le modèle.

Les signaux faibles ne remontent plus, les équipes se censurent.
Quand la prise de conscience arrive, il est souvent trop tard.

Questions pour le dirigeant :

  • Quelles mauvaises nouvelles ai-je du mal à entendre ?

  • Qui, dans mon entourage, ose encore me contredire ?

  • Quelles données ai-je cessé de consulter parce qu’elles me font paniquer ?

A tester :

  • Instaurer un rituel de vérification de réalité : confronter ses perceptions à celles d’un observateur externe.

  • S’imposer une séance de débrief collectif : « qu’est-ce qu’on ne veut pas voir ? »

  • Se reconnecter à sa vulnérabilité : reconnaître publiquement ce qu’on ne sait pas encore.

Face à la menace, le réflexe de survie crée de la rigidité

La psychologie des organisations parle de threat rigidity : face à une menace, les individus comme les collectifs se raidissent. On réduit l’attention, on se replie sur ce qu’on maîtrise, on ferme les canaux d’information.

Chris Argyris appelait ces comportements appris pour éviter le malaise des routines défensives.**

Le paradoxe est cruel : ce qui protège à court terme (éviter l’inconfort) finit par aggraver la crise à long terme. La souplesse, la curiosité et la confrontation d’idées disparaissent.

5 pratiques pour rester un bon pilote, même sous stress

  1. Créer un sas de régulation
    Avant une décision majeure, marquer une pause et respirer plusieurs fois profondément. Ce temps d'ancrage corporel permet d'ouvrir le champ perceptif.

  2. Formaliser un protocole de décision
    Si rien n’est tranché à la date prévue, la décision par défaut s’applique. Cela évite les indécisions chroniques.

  3. S’entourer
    Choisir un tiers (coach, pair ou administrateur) qui n’a pas peur de poser la question juste et vous inciter à faire face.

  4. Institutionnaliser le doute
    Créer un rôle de contradicteur (« avocat du diable ») dans les réunions critiques. C’est une solution contre l’aveuglement.

  5. Prendre soin de son corps
    Ce n’est pas un détail : un dirigeant épuisé ne peut pas décider. Savoir écouter ses signaux corporels et sensoriels, c’est anticiper les dérapages et se faire confiance.

Et vous, où en êtes-vous ?
- Dans les dernières semaines, avez-vous plus souvent agi, fui, ou nié ?
- À quel moment sentez-vous que votre discernement se brouille ?
- Qu'allez-vous mettre en place pour ne plus laisser le stress piloter à votre place ?

*https://www.simplypsychology.org/fight-flight-freeze-fawn.html

**https://www.alternatives-economiques.fr/chris-argyris-lentreprise-apprend/00037300